C’est par la demeure que tout commence. Les maisons sont rarement innocentes.
Les anciens ne demandaient-ils pas aux sages et aux mages de définir l’emplacement et l’orientation de leur logis ? Et n’a t-on pas coutume de dire que trois choses essentielles peuvent influer (changer) le destin d’un homme : le seuil d’une maison, la crinière d’un cheval —ou était-ce déjà une métaphore sexiste évoquant la chevelure de la femme— et certaine progéniture (certains de ses enfants).
Le flacon d’eau des sept mers
Pour qu’une maison soit faste, il faut que la «atba» en soit «mabrouka». Et pour que ce seuil soit bénéfique, pas d’hésitations ni d’états d’âme : il faut enterrer un poisson sous le porche. La vertu bénéfique de ce symbole à écailles est certainement réelle puisque tout le monde y croit: musulmans, juifs et chrétiens réunis autour de la Méditerranée.
Puis, le jour où l’on s’installe, ne surtout pas oublier de verser sur ce même seuil une abondance d’huile d’olive, symbole d’opulence et de prospérité.
Bien sûr, il faut encenser la maison dans ses moindres recoins. Mais pas avec n’importe quoi : du ouchaq ou dad assaisonné de gros sel qui doit éclater bruyamment, dans un kanoun que l’on fera tourner sept fois au-dessus de la tête des maîtres de céans, et qu’on leur demandera d’avoir l’obligeance d’enjamber sept fois.
Le sel néanmoins est une arme à double tranchant. Il faudra en glisser dans tous les coins et recoins, mais bien veiller à ne pas en répandre par mégarde —auquel cas, vite, vite, en jeter sept pincées par dessus son épaule gauche pour conjurer tout ce qui est conjurable.
Dans le fond des vases, on aura caché quelques grains de sinouj —sept de préférence—, condiment aux vertus prophylactiques redoutables. Il suffit, pour s’en convaincre, de retrouver dans les dits du Prophète certaine référence à une histoire de sinouj que tous les superstitieux connaissent comme parfait alibi.
Au fond d’un placard, les superstitieux, qui ont beaucoup voyagén cacheront et oublieront un flacon d’eau des sept mers. Cette eau, précieusement recueillie dans sept mers du globe —mortes ou vivantes, rouges on pacifiques— aura été ramenée comme le plus précieux des graal, et protégera les habitants des maux les moins imaginables.
Les bons génies de la maison
Dans cette maison, on interdira aux enfants de siffler: cela attire le chitan et peut troubler les mleika des lieux. Mais on ne les laissera pas non plus dormir dans le noir : Iblis pourrait en profiter pour se coucher sur eux et les étouffer. On n’y fera pas entrer d’échelle après la prière du Asr, pas d’ail avant le mois de mai, et on n’enlèvera pas les tapis avant le mois de juin. On n’y donnera pas une aiguille sans piquer celui à qui on la donne, un mouchoir sans recevoir dourou en échange sous peine de transmettre ses chagrins, on n’y laissera pas traîner ses chaussures à l’envers, chitan y prierait. On n’y fera pas de grimaces. Chitan, toujours lui, pourrait vous figer dans cette posture. Et surtout, surtout, on n’y agitera pas des ciseaux dans le vide si l’on veut éviter des querelles.
Les jours de fête, on oubliera dans un coin douceurs et sucreries pour « faire goûter les mleika de la maison» ou notre incarnation des dieux Lares antiques. Le couscous de ras el am sera préparé la veille pour que la veille une autre mleika puisse y goûter.
Quant aux visiteurs, s’ils sont importuns, courrez cacher un balai, dans lequel vous aurez planté une épine, dans les toilettes, ils ne s’attarderont plus.
Us et coutumes autour de la cérémonie du mariage
Par contre, si un être cher part en voyage, jetez derrière sa voiture, quand elle démarre, une casserole d’eau dans laquelle trempe une cuillère d’argent. Il reviendra vite, si loin fût-il allé.
Les jardins eux aussi obéissent à des règles incontournables. Il faut éviter d’y planter de la misère —son nom explique pourquoi—, de la fougère, un palmier — mais oui, tah nakhla takhla, et, bien sûr, se garder d’arracher un figuier, on le paierait d’une vie.
Dans ces maisons, on célèbre des fêtes, on se réjouit des naissances, on pleure les morts. Sans jamais oublier de mettre un joli pot pourri de pittoresque parfumé.
Le mariage est un des grands moments dans la lutte soutenue et ininterrompue du «porter bonheur» et du «lutter contre le mauvais œil».
Le jour de la cérémonie du henné, qui précède de peu le mariage, la perspicacité et l’acuité du jugement de toutes les femmes de la maison sont mises à rude épreuve. Il s’agit de choisir, parmi toutes les invitées, celle dont le bonheur —affiché et réel —est le plus fiable. Ce sera à elle que reviendra l’honneur d’enduire de henné la main de la mariée et il ne s’agit surtout pas de se laisser tromper par de faux semblants.
Quelques jours plus tard, lors de la signature du contrat, une charmante mise en scène est nécessairement de mise. La mariée est couverte d’un burnous— symbole de la protection qui lui offrira son futur époux. Elle porte sur le front une chute de perles —toute sa vie, on la souhaite ruisselante de bijoux—, et se regarde dans un miroir.
Elle se verra toujours aussi belle qu’à cet instant. Une bougie est allumée devant elle — qui éclairera ainsi sa route à venir. Dans ses lèvres, un morceau de sucre. Et toutes les fois qu’elle parlera, l’heureux époux entendra des paroles de miel.
Mais tout ceci n’empêche pas la mère de garder tête froide et de prendre ses précautions. Chuchotant inlassablement à sa fille, le jour J, de marcher sur le pied de son époux la première — celle-ci prendra ainsi ascendant sur son couple.
Cependant qu’on aura pris soin, pour parer à tout, et mettre toutes les chances de son côté, il ne faut pas oublier de glisser sucres et dragées sous le matelas.
Bien sûr, on aura bien recommandé à la jeune épousée de ne pas mettre sa chemise à l’envers —cela entraîne un divorce inéluctable et de ne pas laisser ses mules se chevaucher— l’époux sera souvent sur les routes. Bien sûr, enfin, on n’oubliera pas, trois jours après les épousailles, la cérémonie du poisson — encore lui. La mariée enjambera un plat de poisson préparé par sa belle-mère, et entrera ainsi dans sa vie nouvelle sous d’heureux augures.
Protéger le bébé contre le mauvais œil
Une naissance, bien sûr, est jour de fête, jour de joie. Mais que l’allégresse ne soit guère l’occasion de relâcher votre vigilance. Un bébé, tout le monde le sait, est la proie de toutes les convoitises, de tous les dangers. Dès la naissance, les anciens prenaient bien soin de lui enduire les lèvres —les excessifs vous diront tout le corps— de miel et de cumin : il aura la langue déliée, et concentrera en lui toutes les grâces et tous les charmes.
Sous son oreiller, ils glissaient, les trois premières nuits, la chemise de son père afin qu’il soit protégé par la force de son amour.
On fermait aussi hermétiquement les fenêtres durant les trois premiers mois de la naissance : Om Sibien guette et elle est friande de nouveau-nés.
Et que jamais, jamais sa mère ne l’allaite en public, un mauvais œil pourrait tarir son lait.
Bien sûr, s’il y a une mort dans la demeure, on le sortait vite de ces murs: le bébé entend le cri d’adieu des morts et sa petite âme est la plus fragile, et la plus aisée à saisir. Et quand il en viendra à manger son premier œuf, il faudra que celui-ci soit le premier pondu par une jeune poule, sous peine de voir le bébé atteint de surdité.
Les maladies, la mort, ne se font pas annoncer. Aussi y a-t-il des précautions à prendre, des règles à ne pas enfreindre.
Quand vous parlez des maux et des malheurs d’autrui, n’oubliez pas de mordre vigoureusement vos vêtements, pour conjurer le sort et ne point vous en attirer de semblable.
Bien sûr, ne rendez jamais visite à un malade un mercredi, on vous soupçonnerait, pour le moins, de vouloir l’achever.
Et rentrant d’une visite de deuil, courez aux toilettes, même si vous n’avez rien à y faire : ce n’est que là que vous vous débarrasserez des miasmes de la mort.
Dans une maison de deuil, on voilera tous les miroirs : l’âme du défunt pourra ainsi monter au ciel, sans risquer d’être attirée par son reflet. Les vivants, quant à eux, éviteront d’y voir l’image du mort, ce qui annoncerait inéluctablement un nouveau décès.
Quarante jours durant, la chambre funéraire sera constamment occupée, et éclairée d’une bougie allumée par la même main dès la tombée du jour : l’âme errante (vagabonde), qui n’a pas encore trouvé sa voie, verra ainsi qu’on ne l’oublie guère.
Les visiteuses, qui passent la nuit de l’enterrement dans une maison de deuil, sont tenues de rester jusqu’au fark, trois jours plus tard, à la même place et dans la même posture. Il se raconte que Khalti Founa, vieille tante superstitieuse, avait malencontreusement décroché, en s’installant pour la veillée, un «sakhan» suspendu au mur. Celui-ci lui tomba sur les épaules. Et trois nuits durant, Khalti Founa dormit assise, coiffée du sakhan.03